Par Kroko (y compris les notes de bas de page)
Lorsque j’ai vu l’appel à témoin lancé par Celeborn, je me suis dit que j’avais sans doute quelque chose à dire.
Je suis stagiaire en cette année scolaire 2010-2011, je n’avais jamais enseigné avant, et je ne me serais jamais attendue à vivre ce que j’ai vécu, depuis septembre. J’ai eu envie de découper mon
témoignage en plusieurs parties, afin que les choses soient claires, pour vous comme pour moi, car tout à tendance à s’emmêler, et finalement, ça n’est pas facile de s’y retrouver.
1ère partie : l'établissement.
On ne peut pas aborder cette année de stage sans parler de l'établissement dans lequel on est placé en tant que
stagiaire. Les recommandations du ministère étaient de placer les stagiaires dans des établissements « faciles ». « Des postes que vous envient vos collègues titulaires », nous a-t-on dit lors de
la formation « accueil des stagiaires ». J'ai un léger doute face à cette affirmation, sachant que le poste que j'ai eu, je ne l'ai eu que parce que j'ai râlé auprès du rectorat, soutenue par mon
syndicat. Voyez-vous, nous étions deux stagiaires dans ma matière, et un seul poste avait été prévu dans l'académie1. Finalement un deuxième poste a été créé ; on peut se
demander quelles ont pu être les motivations qui ont poussé dans ce cas une deuxième personne à accepter d’être tutrice2.
J'ai passé un CAPLP, en conséquence, je ne peux qu'enseigner en lycée professionnel. Mais, m'a-t-on dit, pendant
ma prépa concours, il ne faut pas croire, maintenant en Lycée Général, les élèves sont pareils que ceux en Lycée Pro3.
Il y a une logique imparable dans l'éducation nationale : celle qui dit que plus tu as d'enfants, meilleur sera
ton poste4 ; pour ma part, malgré mon PACS et mon classement au concours (6e), je suis celle qui a été envoyée le plus loin. Moi qui rêvais d'acheter une
maison avec mon conjoint, nous avons à présent le luxe d'avoir un F2 en ville et un F1 à la campagne.
Voilà donc les conditions d'entrée de stage : séparez-vous de votre conjoint, de votre famille, et de vos amis,
et partez à la découverte d'une nouvelle ville (pas forcément) palpitante.
J'ai donc atterri dans une petite ville à 230 km de chez moi, dans un petit lycée. J'ai pu y découvrir que j'y ai
une seule et unique collègue dans ma matière : ma tutrice. Comme nous ne sommes que deux dans cet établissement, et qu'il n'y a qu'une salle, nous avons donc un emploi du temps partagé. Ce qui
m'amène à une autre réjouissance face à ma situation d'éloignement de conjoint : un emploi du temps sur 5 jours, d'après la convenance de ma collègue et donc tutrice. Moi qui rêvais de mon
vendredi… ou de mon lundi… je n'ai ni l'un, ni l'autre. D'ailleurs il n'y a pas un jour, week-end excepté, où je n'ai pas cours. Comme ça je baigne dans le travail à longueur de semaine.
2e partie : l'emploi du temps.
Quand on passe le concours, on a beau se dire qu’il faudra s’impliquer, travailler dur, etc., on est bien loin de
s'imaginer qu'être enseignant demandera une charge de travail tellement conséquente. Comme je suis une personne zélée, j'ai lu tous les BO dans le détail, et comme je suis naïve, je croyais que
la mention « le temps de travail des stagiaires sera décompté comme suit : 2 tiers devant les élèves, 1 tiers de formation » signifiait que je n'aurais que 12h devant les classes et 6h de
formation. Que nenni ! j'ai 18h devant les classes plus 6 h de formation les mercredis. Étaient d'abord annoncés 15 mercredis, puis d'autres formations se sont rajoutées au fur et à mesure, ainsi
je n’ai quasiment aucun répit. Et comme je le disais avant, j'ai cours tous les jours, donc quand je n'ai pas formation les mercredis, j'ai cours avec des élèves qui me voient en moyenne une fois
sur 4. Ces élèves sont pris en charge par ma tutrice lorsque je suis en stage, ce qui donne un suivi de classe pour ma part, comment dirais-je, chaotique (?).
Il paraît que quand on est un prof chevronné, on met une heure pour préparer une heure de cours. Ce que je vois
plutôt, c'est que je passe environ 4h pour un cours. Et comme une fois encore, les recommandations du ministère de ne donner que 1 à 2 niveaux de classes sont parfaitement bien suivies, j'ai pour
ma part 4 niveaux (!) dont deux classes à examen5. Je ne peux donc pas tellement réutiliser mes cours pour plusieurs classes. Heureusement que l'entraide entre profs de la
même matière fonctionne bien à ce niveau là6..
N'oublions pas, dans l'emploi du temps, le temps passé à corriger des copies. Comme je suis consciencieuse, je
m'évertue à mettre des commentaires détaillés sur celles-ci : je passe donc en moyenne 1h30 par classe, et comme j'ai 9 classes…
Mais encore, le temps de correction, je me l'imaginais bien en préparant le concours. Par contre, je n'avais pas
anticipé le temps que je passerais dans le bureau des CPE à faire des fiches de suivi, ou à mettre des colles. Selon les semaines, cela peut me prendre une heure. Rajoutons encore 1 à 2h par
semaine à faire des photocopies…
Sans oublier les réunions diverses : conseils de classe, réunions pour les stages…
Je suis bien loin de l’image de la prof glandeuse.
Je suis donc dans un état de fatigue assez constant7, j'ai l'impression d'être toujours dans
l'urgence, de ne pas avoir le temps de faire une pause, pour prendre du recul ou de la hauteur, voire de la distance8. Cela ayant pour conséquences plusieurs arrêts maladies.
Au menu : pharyngite, bronchite, trachéite, sinusite, gastro-entérite et, pour aujourd’hui, otite et re-trachéite. Comme ça je n’entends plus et je ne parle plus, des conditions idéales pour
enseigner.
3e partie : les élèves
Face aux élèves, je le disais précédemment, on m'a conseillé maintes fois de « prendre de la hauteur
».
Oui, parfois, j'aimerais me grandir de 3 m pour dominer tous ces élèves qui sont plus grands que
moi9 et peut-être leur imposer un peu de respect (comment ça, ce n’est pas ce qui est sous-entendu par « prendre de la hauteur » ?)…
(J'ai, comme je l'ai dit plus haut, 9 classes, ce qui est un confort en soi : je pourrais en
avoir 18, si je n'avais qu'une heure par semaine, au lieu des deux qui m'ont été accordées, je ne sais comment. Sur ces 9 classes, il n'y a que 2 classes avec lesquelles je n'ai jamais eu aucun
souci, avec aucun élève. 3 classes avec lesquelles j'ai un vrai plaisir d'enseigner (et heureusement).)
… ou alors, quelques années de plus, car quand on n'a que 5 ans de différence (voire moins) avec ses élèves, et
que ceux-là sont persuadés d'être votre égal, on peut obtenir des réflexions du genre : « vous êtes comme nous, mi-adulte, mi-adolescente, en fait on est pareil ». De la part de quelqu'un qui ne
sait pas écrire une phrase sans faire de fautes, cela est particulièrement douloureux10.
J'ai eu droit à « tu me casses les couilles » suivi de «allez vous faire foutre », la 2e semaine
de cours, de la part d'un charmant jeune homme à qui je demandais d'enlever son mp3.
J'ai eu aussi droit à des menaces, de la part d'un élève de 22 ans, 1m90, parce que j'ai eu l'audace de lui
demander de travailler. Le jeune homme en question m'a menacé de me claquer et a ajouté que je n'avais aucune idée de ce qu'il était capable de me faire. Il est revenu en cours après une
exclusion, puis a attendu que je sois seule à la fin d'un cours après une ré-exclusion. Maintenant il est en stage à l'accueil de mon établissement, je constate que tout va bien.
J'avais une élève supposée prostituée. Mais maintenant elle a démissionné.
J'ai une classe de voleurs. Leur butin : mon carnet de notes, 3 clés USB à différents professeurs, un téléphone
portable à une camarade de classe et un portefeuille à un autre camarade. D'ailleurs dans cette classe, on voit à quel point on peut être gentil quand on est jeune : insultes, moqueries,
railleries ne cessent de fuser envers les (rares) élèves qui essaient du mieux qu'ils peuvent de travailler. Dans cette classe également, un élève m'a fait une déclaration d'amour qui m'avait
fait sourire, maintenant qu'il m'a fait une réflexion sur mes fesses, je souris nettement moins. Dans cette classe les élèves s'auto-excluent quand ils en ont marre (ils ont besoin de leur dose
de nicotine).
Dans une autre classe, un élève a mangé un crayon de couleur. Je crois que c'est anthologique.
Toujours dans cette classe, un élève se vante d'être un taliban, sans évidemment savoir ce qu'est un taliban.
Certains se battent à coups de règle en métal ; d'autres, plus pragmatiques, utilisent leur gomme/trousse/cartable selon la nécessité.
Heureusement j'en ai des qui sont gentils/travailleurs/volontaires, mais forcément, vu qu'ils sont en général
discrets, on finit par les oublier, et tous les autres prennent toute la place.
4e partie : la relation tuteur stagiaire.
Dans de telles conditions, heureusement que nous avons un tuteur (en l'occurrence une tutrice) qui est là pour
nous épauler, nous guider et nous conseiller11 !
Le tuteur est multi-tâches. Il doit aider, soutenir, évaluer son stagiaire. Il doit également venir assister aux
cours de son stagiaire, et nous petits stagiaires nous devons assister à un de ses cours. Et les mercredis qui ne sont pas utilisés dans des formations doivent devenir des temps de travail
tuteur/stagiaire.
Je ne connais AUCUN tuteur qui ait fait la démarche de prendre son après-midi pour aider son
stagiaire12.
Moi je suis particulièrement vernie. J'ai une tutrice aimable, gentille, mais indisponible pour des raisons
personnelles évidentes pour tout le monde, sauf pour elle a priori. Cela me place dans une situation particulièrement délicate, car elle est quasiment « intouchable » vis-à-vis de sa
situation.
Ma tutrice ne peut pas venir m'observer les vendredis après-midi, quand j'ai mes classes les plus horribles
car
-
elle ne travaille pas le vendredi après midi ;
-
elle doit s'occuper de ses enfants ;
-
il faut qu'elle se repose ;
-
le vendredi après-midi les élèves sont ingérables quoi qu'il arrive, d'autant plus les classes que
j'ai13.
Ma tutrice veut bien me donner des cours pour me dépanner. Mais ils sont creux et vides de sens.
Ma tutrice trouve mes cours très bien pédagogiquement parlant. C'est un bon point pour moi ! et un avantage pour
elle : elle les réutilise. Avant elle me demandait mon avis. Plus maintenant. Maintenant, je ne lui envoie plus de cours.
Ma tutrice veut bien m'apporter du soutien quand je lui dis que j'ai (encore) pleuré en salle des profs. Elle me
donne des conseils avisés : « tu es trop cristallisée sur tes problèmes. Prends un peu de distance. »
Ma tutrice est au courant de tout. Elle me dit souvent, comme réponse à mes questions angoissées : « demande à
l'inspectrice ».
Ma tutrice est venue m'observer pendant un de mes cours. Un seul. Depuis septembre. Évidemment dans LA classe où
je n'ai aucun problème. Elle en a conclu que tout allait bien. C’est déjà ça de pris pour la titularisation, me direz-vous.
Ma tutrice, pour convenance personnelle, a échangé une classe avec moi, au mois de novembre. Un cours que je dois
maintenant donner le mercredi ; or les mercredis, je suis en formation. Donc elle les prend en HS [NDCeleborn : heures supplémentaires]. Par contre, maintenant qu'ils sont en stage, et
que moi, j'ai toujours mes formations, hé bien, c'est moi quand même qui dois faire la visite de stage. D'une classe que j'ai vue en tout et pour tout… 2 fois.
Finalement, d'après mon chef d'établissement, je sollicite trop ma tutrice. Donc j'ai arrêté. Avec
la rentrée, j'ai pris une bonne résolution, je lui ai parlé. Espérons qu'elle aussi décide soit de m'accorder le temps dont j'ai besoin, pour, par exemple, m'expliquer comment faire une fiche
pédagogique ou une progression, ou encore, qu'elle puisse m'expliquer comment faire les CCF [NDCeleborn : Contrôles en Cours de
Formation] à mes deux classes de première et mes deux classes de terminale. Ça serait utile. Ou alors, qu'elle accepte qu'elle n'a plus le temps,
et qu'elle passe la main.
Et moi, je n'ai plus confiance en ma tutrice. Et finalement, mis à part les élèves, c'est ça qui me plombe le
plus.
5e partie : les collègues.
Heureusement pour moi, je m'entends bien avec mes autres collègues ! La plupart d'entre eux compatissent à mes
souffrances et me soutiennent du mieux qu'ils peuvent. L'ambiance en salle des profs est un vrai bonheur, et je viens souvent en avance pour avoir un peu de chaleur humaine, qui me manque si
cruellement dans mon appartement de campagne.
1. … et auparavant, il était occupé depuis une dizaine d’années par une contractuelle qui du coup n’a plus
eu qu’à aller se rhabiller.
2. Je ne dis ça que pour la forme. En réalité, je sais qu’elle a négocié un emploi du temps du tonnerre
ainsi que de se garder les meilleures classes et ainsi laisser un pauvre stagiaire démuni face à des élèves difficiles.
3. Autrement dit : pénibles. Peut-être que des profs enseignant en lycée général pourraient confirmer ou
infirmer ?
4. … ou, tout du moins, tu auras plus de points, donc tu auras plus de chance d'avoir un poste près de ton
conjoint. Je songe à une insémination artificielle, comme ça j’en aurai 7 d’un coup. Eh ho, même plus la peine d’aller bosser alors.
5. Dans ma matière, en LP, ce sont les profs-mêmes qui font les sujets d’examen pour leurs élèves, les
surveillent et les corrigent. Cela fait une charge de travail considérable, d’autant que les modalités ont changées cette année, et que ma tutrice n’est pas capable de m’expliquer comment faire.
Non pas que ça soit de sa faute, personne ne sait.`
6. Entre stagiaires et néo-tit sortants de la même prépa concours, nous avons mis en place un système de
centralisation des cours. Une base de données, en quelque sorte, ce qui nous permet de nous soulager un peu sur la préparation des cours, bien qu’il faille à chaque fois les reprendre à sa
sauce.
7. Ce matin chez le médecin, 9-5 de tension, pas si mal d’après lui qui me voit environ toutes les 3
semaines depuis la rentrée.
8. c'est un conseil qui m'a été assez souvent donné, par diverses personnes.Quand je l’entends, j’ai des
envies de meurtres.
9. En même temps, je ne mesure qu’un mêtre 60, donc ce n’est pas difficile.
10. … mais cela vient du fait que je ne me sente pas « légitime », dixit mon chef d'établissement.
Peut-être qu'il n'a pas tort, peut-être que je ne me sentais pas vraiment prête à affronter des classes sans formation, mais cela est une autre histoire.
11. … d'après les discours émerveillés des divers gens qui ont bien voulu en discuter avec nous, petits
stagiaires.
12. … non pas que le stagiaire insiste plus que ça non plus ; si d'aventure il pouvait épargner 20min pour
faire une sieste-ses courses-le ménage le mercredi après-midi, il ne va pas s'en priver.
13. Tiens, ne serait-ce pas une motivation de plus à refourguer le vendredi après-midi à la stagiaire naïve
?