Enseignant du Moyen Âge ayant dépassé son quota de moines copistes (document d'époque)
C'est ce qui nous mine, je crois : cette envie de bien faire, cet espoir que l'on peut améliorer ce qui se passe autour de nous, cette impossibilité d'être mis en présence de dysfonctionnements et de la souffrance qu'ils entraînent sans qu'il nous vienne le désir de réagir. Cette pensée (qui tourne souvent dans notre tête) que si l'on donne un tout petit peu de nous-mêmes, on a la possibilité de faire les choses tellement mieux. La conscience professionnelle, quoi.
Tenez, dernièrement, la réforme de la formation des enseignants-stagiaires, par exemple. On a réussi à remplacer un système cataclysmique (l'IUFM1 et ses délires idéologiques, pour aller vite) par un système encore pire : et pourtant, il fallait vraiment le vouloir, pour trouver pire ! Par soucis d'économie budgétaire, nos amis stagiaires sont lâchés quasiment à temps plein dans un établissement (voire dans deux) a priori tranquille (en réalité, ils sont également lâchés en ZEP) avec pas plus de deux niveaux (c'est souvent faux) et sans classes à examens (c'est souvent re-faux) sous la houlette d'un tuteur (parfois sis sur un autre établissement… du moins quand il existe, ce tuteur !). Suivant les cas, ils seront remplacés de temps en temps par un vacataire, par un TZR, par un retraité tiré de sa sieste réparatrice, par votre petite sœur de huit ans s'ils parviennent à lui mettre la main dessus — un conseil, surveillez-la — et évidemment dans le pire des cas, qu'on entrevoit déjà tel un escadron de gros bourdons velus dans le lointain fondant à toute allure sur la seule fleur d'une prairie, par personne.
On voit déjà fleurir2 les stagiaires en dépression, perdus, paumés, déboussolés, dépités, et on les comprend. De nombreux collègues — dont je fais partie — ont catégoriquement refusé de cautionner cette mascarade en refusant nettement d'être tuteurs, d'ailleurs (bon, finalement la question ne s'est pas posée, mais j'aurai signé ma pétition citoyenne, na !).
Et là, brusquement, alors que vous prépariez votre contrôle pour les 4eF en buvant un café, le dilemme de la conscience professionnelle qui s'immisce. Que faire du stagiaire errant entre les murs et qui vient soudain vous demander de l'aide, à vous, collègue ? Que vaut une prise de position raisonnée face à la détresse de l'un d'entre nous, de ses élèves et de tout ce qui s'en suit ? Alors bien sûr on l'aide… et on cautionne le système, ou plutôt sa démolition. Et en plus, on le fait gratuitement, alors qu'au moins, en étant tuteur, on aurait été payé (bon, on aurait eu aussi d'autres soucis à gérer, il faut bien le dire…).
Ceci n'est que la dernière manifestation en date des petites tracasseries et des grands bouleversements qui nous pourrissent tant le quotidien que l'avenir. Il y a dans ce qui suit du vécu, de l'aperçu de près comme de l'entrevu de loin, le tout bien mélangé :
- on vous demande de valider des compétences informatiques ; vous n'en avez ni la motivation, ni souvent la compétence, justement ; mais il faut bien que les élèves aient leur brevet informatique, non ?
- on met en place le socle commun ; vous vomissez cette réforme d'une stupidité sans non qui n'aura qu'un seul effet, à savoir vous donner un surcroît de travail aberrant et un sacré mal de crâne en réunion3 ; mais il va bien falloir que les élèves l'obtiennent, n'est-il pas ?
- on vous incite fortement à assurer une partie de l'option découverte professionnelle ; mais vous êtes prof de français vous, en fait ; mais comprenez qu'il faut bien que quelqu'un s'y colle, et qu'à partir du moment où c'est vous, ce serait quand même mieux de le faire bien, vous ne trouvez pas ?
- on vous colle professeur principal d'une classe et on vous colle des heures de vie de classe à faire dans votre emploi du temps ; vous avez la loi pour vous, vous n'êtes pas obligé de les faire ; mais bon, il faut quand même bien que quelqu'un les fasse, et vous comprendrez qu'on n'a pas les moyens de tout payer à tout le monde, hélas…
Et tout peut y passer, de l'achat de nos stylos et de nos ordinateurs à l'organisation de sorties généreusement bénévoles et à la participation à des réunions tout à fait facultatives, du fait de nous suggérer de rapporter une ramette de papier chacun (dissimulé sous une jolie appellation du type « entraide », « chacun doit y mettre un peu du sien », « le bien de la communauté » et autres trucs clinquants) au fait de devoir payer ses photocopies chez un professionnel à cause de l'instauration de quotas ineptes : on paiera pour travailler, on travaillera sans être payé, mais bon, on fait comment s'il n'y a plus de feuilles ou s'il n'y a pas assez de photocop' pour le contrôles des 4eF ? Et c'est parfois la tracasserie la plus con, la plus stupide, la plus ridiculement petite qui vous mettra hors de vous, mais vous êtes un prof et tenez à bien faire votre travail, alors vous trouverez toujours une solution qui avantagera tout le monde sauf vous.
Qu'on soit bien d'accord : notre métier est un métier qui peut être très agréable, qui peut procurer beaucoup de satisfaction et qui, s'il n'est pas bien payé quand on connaît notre niveau d'études, apporte d'autres avantages, sans nul doute. Mais là, sérieusement, on nous prend de plus en plus pour des grosses cloches (ou pour les vaches à lait qui les portent au cou).
1. Institut Universitaire de Formation des Maîtres. On y trouvait peu d'universitaires, on n'y était pas vraiment formé et on n'y maîtrisait au final pas grand chose. En revanche, c'était bien un institut.
2. le filage de la métaphore est indépendant de la volonté de l'auteur.
3. Effectivement, je ne sais pas compter : ça fait deux effets.