Je remercie Rikki, professeur des écoles pleine de mérites, de nous faire profiter de ce compte rendu très instructif. Parlons grammaire au primaire !
Par Rikki
Sur les forums d’enseignants du primaire, une nouvelle méthode de grammaire fait florès en ce moment : Faire de la grammaire au... (CP, CE1, etc.), de Françoise Picot. L’auteur est une ancienne inspectrice du primaire, qui travaille avec de nombreux enseignants dans toute la France et se rend disponible pour répondre aux questions sur le forum L’école aujourd’hui de Nathan. La semaine dernière, elle a donné une conférence pédagogique à Paris, à laquelle je suis allée assister.
« Grammaire » ne serait plus un gros mot
Faire de la grammaire... Cela pourrait paraître fou, mais le titre en lui-même est presque militant. Le terme « grammaire » semble avoir longtemps été banni de l’école primaire, considéré — avec la dictée, le calcul mental et la copie — comme le symbole de l’école du passé, autoritaire et aliénatrice. Il convenait de procéder à l’Observation réfléchie de la langue — le sigle, ORL, m’évoquant immanquablement des tuyaux auditifs bouchés ou des nez enchifrenés.
L’ambition affichée de Mme Picot est de dépasser les querelles de clocher, en réconciliant grammaire sémantique et grammaire fonctionnelle. En clair, réconcilier la grammaire à la mode des années 70 et 80, fonctionnant à coups de groupes nominaux / groupes verbaux, substituts et connecteurs, avec la grammaire de mère-grand, indiquant pour chaque mot sa nature et sa fonction dans la phrase.
Faire de la grammaire pour écrire correctement
La méthode repose sur l’identification d’un certain nombre de points jugés indispensables et rejette l’étude des autres comme superflue. Le critère ? Savoir si le point de grammaire en question est nécessaire pour écrire correctement.
Exemple : il n’est pas utile de connaître la distinction entre « quand » adverbe interrogatif et « quand » conjonction de subordination, dans la mesure où les deux s’écrivent de la même manière. Par contre, pour écrire sans faire de fautes, il est nécessaire de connaître les règles d’accord entre le verbe et le sujet.
Suivant cette logique, il ne sert à rien, par exemple, de faire une leçon sur les adverbes En effet, les adverbes peuvent avoir des fonctions très différentes dans une phrase — préciser le verbe, donner une indication de temps ou de lieu, servir d’articulation logique du discours — donc, c’est une catégorie fourre-tout, qu’il n’est pas nécessaire d’identifier (ou pas trop tôt en tout cas) et qu’il suffit de ranger dans les « mots invariables ».
Mais alors, en quoi la méthode Picot fait-elle appel à la grammaire sémantique ? Par exemple, pour définir le verbe. En grammaire fonctionnelle, le verbe ne doit être défini que par le fait qu’il se conjugue. Sauf que l’expérience en classe prouve que c’est extrêmement difficile à percevoir pour les enfants. En clair, ça ne marche pas. Donc, en constatant que ça ne marche pas, on ne s’interdit plus en CE1 de revenir à la définition du verbe comme mot qui dit l’action, que l’on peut mimer, etc. C’est ainsi que des enfants de 7 à 8 ans peuvent effectivement percevoir ce qu’est un verbe. De la même manière, le sujet en grammaire fonctionnelle est défini comme l’ensemble du groupe nominal. Pour le trouver, on doit le pronominaliser ou l’encadrer par « c’est... qui ». Exemple : La petite chèvre blanche de Monsieur Seguin se battit jusqu’à l’aube. => Elle se battit jusqu’à l’aube. / C’est la petite chèvre blanche de Monsieur Seguin qui se battit jusqu’à l’aube. Il est bien clair que les enfants s’y perdent et qu’il ont une bien meilleure chance de s’en sortir avec le bon vieux « qui est-ce qui ? ». Qui est-ce qui se battit jusqu’à l’aube ? La chèvre !
Le côté pragmatique de l’approche est assez rassurant : on fait de la grammaire fonctionnelle, mais on en corrige les excès. Moi qui me suis fait dégommer par une inspectrice il y a une dizaine d’année, entre autres parce que j’avais bêtement utilisé « qui est-ce qui ? » pour trouver le sujet, j’avoue que je suis assez contente de voir que finalement, on y revient.
S’appuyer sur des textes
La méthode elle-même procède de la manière suivante : on part toujours d’un texte, calibré pour coller aux notions étudiées. Ce texte, on va l’étudier toute la semaine, voire pendant deux semaines. On va le transformer — par exemple en décidant qu’à la place de l’histoire de deux petits chats, on va raconter celle d’un petit chat, à la place de l’histoire de Tom celle de Ninon... ou bien encore, on va mettre le texte au passé ou au futur. Ces manipulations sont préalables à toute leçon. Elles reposent sur la connaissance intuitive de la langue que les élèves sont censés avoir... donc, sur... oui, vous avez gagné : l’ORL ! La voilà qui revient par la fenêtre, l’Observation réfléchie de la langue, déguisée en grammaire !
Enseignant dans un quartier où l’immense majorité des élèves me dit quotidiennement « Maman, il va me ramener à Mac Do » ou « Maîtresse, les filles, ils font rien qu’à m’embêter », j’avoue être excessivement sceptique sur la capacité de mes élèves à observer de manière réfléchie la langue française. Pour qu’ils soient capables de faire cela, il faudrait qu’ils maîtrisent cette langue et qu’ils n’aient plus besoin que de prendre une certaine distance pour l’observer. Or, ce n’est pas le cas. Ce que j’ai observé, au contraire, dans ma ZEP parisienne, c’est que les enfants qui s’expriment extrêmement mal à l’oral font de gros progrès quand on leur apprend à structurer une phrase à l’écrit. Quand on leur dit qu’une phrase doit avoir un sujet, un verbe et un complément, que les noms doivent être masculins ou féminins (ne venez pas me chercher sur les après-midi de délices ! Chaque chose en son temps, ils sont petits), cela les aide à comprendre comment fonctionne la langue et ils font des progrès à l’oral.
Et la leçon dans tout ça ?
La leçon, puisqu’il faut bien la faire, arrive à la fin. Elle s’appelle « structuration » et ne fait que reprendre ce qui est censé avoir été perçu intuitivement par les élèves lors de toutes les transformations de textes. Lors de ces transformations, on procède à des collectes : on fait des étiquettes, avec des mots, des groupes de mots ou des phrases, qu’on va coller dans un grand cahier en les classant sous les noms « complément 1 », « complément 2 », « complément 3 ». Lorsqu’on en aura beaucoup, on se rendra compte que les compléments 1 seront du type « demain », « à la maison », « la semaine dernière », « pendant ce temps », « dans un pays lointain » et on les appellera compléments circonstanciels. On observera les compléments 2, « la porte », « son petit frère », « un gros gâteau », « le », « la », « le petit chaperon rouge » et on les appellera « compléments d’objet direct ». Puis, on observera les compléments 3, « en bois », « de carton », « de ma sœur », « à roulettes » et on les appellera « compléments du nom »
L’idée, c’est que les enfants vont percevoir intuitivement la logique de tout ça en manipulant. Là encore, je suis extrêmement dubitative. J’ai constaté que les enfants n’apprennent pas grand-chose en collant des étiquettes. « Oui , me répond-on, mais s’ils copient ça prend plus de temps et puis il faut corriger parce qu’ils risquent de faire des fautes ». J’imagine effectivement l’aspect chronophage d’une méthode où il faudrait recopier des bouts de texte dans un grand cahier, puis ensuite les corriger, puis les observer, tout ça pour finalement constater... heu, je ne sais pas, parce que quand je vois « la porte » ou « la », je ne pense pas forcément à un COD ! Il me faut la phrase complète... Zut alors. Je crois que je viens de comprendre pourquoi les COD ne sont pas sur la liste des « points essentiels », contrairement aux compléments circonstanciels ! C’est parce que là, on peut difficilement échapper à la distinction nature / fonction !
Le contenu de la leçon elle-même n’a pas été détaillé lors de la conférence. Des collègues qui ont eu le livre entre les mains m’ont dit qu’il ne s’agissait pas de règles simples mais des conclusions des fameuses observations, remises en forme. Pour le coup, c’est très dommage : mon expérience d’enseignante m’a depuis longtemps fait remarquer que certains enfants ne comprennent rien aux situations « de découverte », mais se raccrochent aux branches en apprenant et appliquant leur leçon. Si cette possibilité leur est enlevée, s’ils sont obligés de tout comprendre en amont, ils décrochent.
Donc, mon impression est qu’une fois de plus, on a fait une méthode pour « les bons », ceux qui ont déjà une langue suffisamment riche et structurée et syntaxiquement correcte pour pouvoir l’observer, ceux qui vont remarquer ce qu’il faut quand il faut, ceux qui vont être capables de reformuler . Mais pour ceux qui n’ont pas tout compris, ceux qui somnolaient pendant la transformation (collective) du texte, qui n’ont pas su faire les deux phrases d’exercices d’application... il n’y a pas de bonne vieille leçon à apprendre par cœur et à appliquer qui aurait pu leur sauver la mise.
Faire de la grammaire tout le temps
Mme Picot insiste sur quelque chose d’essentiel : on ne fait pas de la grammaire que pendant la leçon de grammaire, on fait de la grammaire tout le temps. Quand on lit un texte d’histoire, s’il y a une phrase difficile, on identifie le verbe et son sujet pour mieux la comprendre. Quand on lit une consigne, on cherche le verbe à l’impératif. Quand on apprend une poésie, on remarque le sujet inversé et l’adjectif qualificatif rare. Et on utilise « les vrais mots » : sujet, verbe, adjectif, complément circonstanciel, etc.
Rien que pour cela, je suis ravie que Mme Picot ait tant de succès. Pour avoir vu les contorsions proposées par l’IUFM pour « travailler sur le sujet » pendant 6 semaines, sans surtout JAMAIS utiliser le mot « sujet », la découverte de la notion devant ab-so-lu-ment précéder toute leçon, pour lire régulièrement sur des forums d’enseignants des questions du type « Je suis embêtée, j’enseigne au CM2, je dois faire une leçon de découverte sur le verbe conjugué, mais ma collègue de CM1 a déjà fait le verbe, comment faire découvrir la notion avec un angle nouveau ? »... pour toutes ces raisons, je ne peux qu’applaudir des deux mains à l’injonction : oui, il faut faire de la grammaire au CP, au CE1, au CE2, au CM1, au CM2 ! Oui, il faut faire de la grammaire en situation, hors des cours de grammaire, c’est bien pour ça qu’on a des maîtres et des maîtresses d’école et non pas des professeurs spécialisés chacun dans sa matière !
Et si on faisait vraiment de la grammaire ?
Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi limiter la grammaire à un enseignement mutilé, qui ne fait pas système de manière cohérente ? Pourquoi s’interdire de parler de nature et de fonction, pour éclairer le fonctionnement de la langue ? Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout et s’offrir le luxe d’analyser vraiment quelques phrases simples, donnant ainsi aux élèves des outils plus solides pour comprendre le fonctionnement de la langue et pour construire leur propre langage ?
Pour moi, oui, on doit faire de la grammaire. Et n’ayons pas peur d’aller jusqu’à faire de la grammaire avec des vraies leçons, y compris sur les adverbes. La grammaire ne sert pas qu’à écrire correctement elle sert aussi à comprendre intimement le fonctionnement de notre langue.