Dessin volé à Jack, qui dessina durant tout le colloque
N'écoutant que son courage, le taulier a décidé de vivre hier une expérience inédite et qui promettait de grands frissons : aller assister au colloque/débat/théâtreforum/table/ronde organisé par le CRAP, l'association qui s'occupe des Cahiers Pédagogiques.
Pour ceux et celles, néophytes ou non informés, qui n'entrevoient pas encore toute l'horreur de la situation, voici quelques comparaisons vous permettent de mieux comprendre la démarche :
- Martin Luther King allant assister à la réunion annuelle du Ku Klux Klan
- Un adepte du Ku Klux Kan demandant sa carte de membre aux Black Panthers1
- Un végétarien prenant la parole au congrès des amateurs de la bidoche alors qu'il est 12h25
- Bernard Pivot intervenant à l'assemblée des dyslexiques et dysorthographiques réunis (A2DR) avec une petite dictée de derrière les fagots
- Mariah Carey se rendant à un casting pour un film de Bergman
- Céline Dion passant une audition à l'opéra de Paris pour jouer la Reine de la nuit
- Fidel Castro réservant ses prochaines vacances à Washington
- Le président de la Corée du Sud allant faire du tourisme à Pyongyang
Bref, tous les ingrédients étaient réunis pour un cocktail explosif, pour une journée de tous les dangers, pour des empoignades mémorables… et évidemment, il n'en fut rien, parce que nous sommes des gens civilisés, et c'est tant mieux ! Je fus donc très bien accueilli, et la journée s'est déroulée sans incident aucun, bien au contraire. Le Mordor n'est donc pas ce lieu de désolation décrit dans les prospectus de mon agence de voyages en Terres du Milieu.
Au programme, donc, intervention du Ministre, table ronde n°1 sur l'éducation et les médias, déjeuner dans l'excellent japonais de Montparnasse que j'ai découvert par hasard il y a bien longtemps de ça et qui est toujours excellent2 (miam !), « théâtre forum » sur la question de l'évaluation3, et table ronde n°2 sur Twitter la diffusion des pratiques pédagogiques via les réseaux sociaux.
Répugogistes VS Pédablicains
Oui, ils en ont parlé. Le ministre, tout d'abord, pour dire que ce débat était derrière nous. Nos hôtes, ensuite, pour dire qu'il ne l'était pas tant que ça. Je suis bien davantage d'accord avec nos hôtes qu'avec mon ministre sur le sujet : si le clivage est parfois forcé, si l'opposition bien nette est plaisante aux journalistes, si les termes ne sont probablement pas tout à fait adéquats (les républicains n'ayant pas davantage le monopole de la république que les péda-gogues/-gosistes4 n'ont celui de la pédagogie), l'opposition, elle, existe. La très convaincante Marie-Caroline Missir5 l'a bien fait comprendre : la pédagogie est aussi une question idéologique, et les journalistes ont en tête des clivages forts. Ces clivages aujourd'hui s'incarnent par exemple dans l'opposition transmission des savoirs VS développement des compétences, ou dans celle entre instruire et apprendre à apprendre. Yann Forestier6 a surenchéri, en rappelant que pour les journalistes, il faut donner la parole aux deux côtés. François Jacquet-Francillon7 a confirmé : on ne peut se débarrasser facilement d'un débat qui insiste depuis 30 ans.
Là où nous ne nous rejoignons plus, c'est évidemment sur le fond du débat. Si certains voient une surreprésentation des antipédagogistes dans les médias généralistes, ils en oublient à mon sens la surreprésentation du courant pédagogiste dans les médias spécialisés ainsi que dans la technostructure (rectorats, conseillers divers et variés, inspections). Pour caricaturer : l'opinion est pour les notes, mais l'Éducation Nationale est contre.
Autre débat abordé lors de la première table ronde, lui aussi partant des mots pour tenter d'aller vers les choses : la pédagogie est-elle un art, un artisanat, une science ou (ç'a été proposé) une science appliquée ? Un peu de tout ça, serait-on tenté de répondre au premier abord. En tous les cas certainement pas une science pure (d'où l'opposition de certains dont je fais partie à l'expression « sciences de l'éducation »). Je penche plus volontiers vers l'artisanat, dans le sens où la pédagogie serait un tour de main, un ensemble de techniques que l'on s'approprie à sa sauce, ne choisissant que ce qui nous convient pour arriver au résultat que l'on cherche à obtenir. On ne peut, je trouve, se revendiquer de la science au sujet de choses telles que l'emploi de l'humour, le sens de la répartie, l'adaptation à telle ou telle classe unique (forcément unique). On n'établira jamais scientifiquement LA disposition de salle ultime, ni d'ailleurs l'horaire idéal pour tous pour faire des maths (et c'est pourquoi je suis très circonspect face à ce qu'avancent ces gens qu'on appelle « chronobiologistes »). Qu'en revanche il existe des méthodes de transmission plus efficaces que d'autres, ça, j'en suis convaincu.
Twitter et gros minet
Après un excellent théâtre forum8 auquel je me suis d'ailleurs permis de participer (autant assumer jusqu'au bout !), la seconde table ronde s'est concentrée très fortement sur Twitter (les tweets des participants étant d'ailleurs régulièrement projetés sur le grand écran tant le matin que l'après-midi). J'ai eu le plaisir d'assister à une discussion fort nuancée, ou face à une Stéphanie de Vanssay9 très engagée sur la question, Luc Cédelle10 et Serge Pouts-Lajus11 ont défendu des visions nettement plus circonspectes. Le premier a affirmé qu'il ne fallait ni tomber dans l'injonction abusive (on est libre de ne pas utiliser le numérique ; aucun enseignant n'est obligé d'utiliser l'informatique en classe) ni méconnaître les aspects négatifs (il convient donc d'éviter de tourner en dérision les résistances). Le second a insisté sur le fait que les enseignants qui se fréquentent sur certains réseaux comme Twitter se retrouvent entre spécialistes du numérique et peuvent alors tenir des discours « extrémistes » (je cite), ce qui empêche la discussion contradictoire et nuit in fine à la diffusion de ces positions.
Finalement, j'aurais presque pu me retrouver dans la conclusion à laquelle la table ronde semblait aboutir : vive la liberté pédagogique (à partir du moment où l'on reste dans un cadre légal, bien entendu). Néanmoins, sans aller jusqu'à la position d'un Finkelkraut qui veut impérativement débrancher l'école, peut-être fait-on beaucoup de foin sur quelque chose dont l'intérêt n'est pas si notable que cela. « Je ne sais pas si les élèves apprennent mieux », a d'ailleurs dit Stéphanie de Vanssay. Je ne sais pas non plus si c'est dans l'utilisation de la technique qu'on développe l'esprit critique pour dominer la technique : cet esprit critique me semble d'une autre nature, et ne nécessite pas qu'on soit « ouvert sur le monde » pour être développé. Je ne crois enfin pas à l'argument qui partirait de l'incontournable présence du numérique dans la société pour affirmer que cette présence doit être incontournable à l'école. L'incontournable présence de la télévision dans les foyers n'a pas entraîné son incontournable présence dans l'enseignement scolaire (où elle a servi surtout à diffuser des films ou des extraits de pièces de théâtre, et non à faire de la pédagogie). je pense qu'on se passe très bien d'un enseignement CENTRÉ autour du numérique, ce qui n'empêche pas d'utiliser les outils qui nous semblent appropriés dans le cadre de nos pratiques. Veillons tout de même à ce que cela ne soit pas trop gourmand en temps.
En conclusion, même si je confirme que je n'adhèrerai pas au CRAP ni ne m'abonnerai aux Cahiers Pédagogiques de sitôt, j'ai eu plaisir à pariticper à cette journée très bien organisée, jamais ennuyeuse et où l'on a réellement échangé. C'est comme à chaque fois : quand on commence à discuter avec ses pires ennemis, on se rend généralement compte que, même si l'on n'est pas d'accord, cela n'empêche ni l'échange, ni la cordialité. Que l'humain prenne un peu le pas sur les conflits d'idées de temps en temps, ce n'est pas désagréable, avouons-le.
À lire également : le compte rendu de John sur le forum Néoprofs : Lien
1. Le taulier a pris soin d'équilibrer ses comparaisons afin que chacun soit tour à tour la Belle et la Bête, le Bon et le Truand, la Guerre et la Paix, le Pur et l'Impur, Frodo et Sauron, Gainsbourg et Gainsbarre. Merci donc d'en tenir compte avant de crier au scandale.
2. N'insistez pas, je garde l'adresse secrète afin d'avoir une chance d'y trouver encore de la place la prochaine fois que j'irai.
3. Oui, moi aussi, quand j'ai vu ça, j'ai eu très très peur.
4. Choisissez votre suffixe une bonne fois pour toutes, et tenez-vous y !
5. Journaliste à L'Express
6. Un collègue qui fait une thèse sur les médias
7. Un « historien de l'éducation » (je cite le programme)
8. Oui, en fait, c'était très bien, et les acteurs furent de grande qualité, avec un très bon sens de la répartie. Bravo à eux, et pour ceux qui veulent les connaître, c'est ici.
9. « Enseignante et syndicaliste ». Comme moi, quoi !
10. Journaliste au Monde
11. « Spécialiste des nouvelles technologies »