Un professeur pas toujours à l'heure analyse le pays des merveilles dans lequel il est tombé. Réformes, administration, parents, élèves, collègues, formateurs : Lewis Carroll n'a qu'à bien se tenir !
Copyright l'excellent Martin Vidberg
Vous savez qu'un concept est douteux quand tout le monde se met à l'invoquer pour justifier ses positions, fussent-elles très différentes les unes des autres. Et ces temps-ci, le concept de loin le plus douteux, la tarte à la crème argumentative, le sommet de la nullité question réflexion porte un nom : « l'intérêt de l'enfant ».
Avouez-le : à moins que vous ne sortiez tout juste d'un séjour de 2 ans sur une île déserte sans chargeur de portable, vous en avez entendu parler, de l'intérêt de l'enfant, et pas qu'un peu. Laissons de côté les débats sur le mariage pour tous, au cours desquels la notion a été utilisée jusqu'à la nausée, et penchons-nous plutôt sur la question des réformes de l'Éducation nationale, où elle fut employée jusqu'au vomissement.
Comment, en parlant de l'intérêt de l'enfant, on parle du sien propre
Qu'est-ce que l'intérêt de l'enfant ? Et qui peut en être le dépositaire ? La réponse à la seconde question semble être « tout le monde » : le gouvernement, les fédérations de parents, un bon nombre de syndicats (de profs, d'étudiants, de lycéens), le MEDEF, les mouvements d'éducation populaire, les collectivités locales, l'OCDE, les journalistes, les chronobiologistes et j'en passe. Pas une intervention dans le débat sur les rythmes scolaires où l'on ne vienne assurer, la main sur le cœur et des sanglots dans la voix, que l'on défend l'intérêt de l'enfant envers et contre tout. Le camp du mal ne passera pas ; l'enfant, brandi comme un étendard, assure l'alpha et l'oméga de la démonstration qui peut se résumer ainsi : je défends les enfants, donc j'ai raison. Alors parfois, c'est tourné de manière plus jolie et plus subtile, mais ça revient généralement à ça. Et gare à ceux qui ne défendraient pas l'intérêt de l'enfant : pour ces derniers, c'est l'anathème, la marque au fer rouge, le tatouage à l'encre indélébile, j'ai nommé le « corporatisme ». Vilains pas beaux qui pensez à votre fiche de paye, à votre quotidien, à vos intérêts personnels au lieu de noblement défendre, d'un mouvement altruiste digne de mère Teresa, « l'intérêt de l'enfant ».
Ce qui finit par nous donner des argumentaires et des prises de paroles surréalistes, où le premier professeur des écoles venu (et d'autant plus s'il est syndicaliste ascendant bisounours) ne peut s'empêcher de répéter et répéter encore ce mantra, de peur d'être pris en flagrant délit de défense de sa profession — horresco referens. Tout cela aboutit donc à des échanges venus d'une autre galaxie, où personne n'est d'accord, mais où tout le monde défend — promis juré craché ! — l'intérêt de l'enfant. 4 jours et demi ? c'est dans l'intérêt de l'enfant. 4 jours ? c'est dans l'intérêt de l'enfant aussi. Cours le mercredi ? intérêt de l'enfant. Cours le samedi ? intérêt de l'enfant, vous dis-je. Finir plus tôt ? Intérêt de l'enfant. Faire cours tard dans l'après midi ? intérêt de l'enfant, bien sûr. Avoir une longue pause méridienne, une courte pause méridienne, des activités périscolaires, du soutien, pas de soutien, des devoirs, pas de devoirs, + d'heures de cours, moins d'heures de cours, autant d'heures de cours mais différemment… tout ça, intérêt de l'enfant.
La réponse à la première question1, vous l'aurez compris, splendides lecteurs, merveilleuses lectrices, est une autre paire de manches. Bien malin qui peut prétendre, qui peut réellement affirmer détenir « l'intérêt de l'enfant ». Déjà, il faudrait savoir de quel enfant on parle. L'enfant n'est pas le même considéré par un parent, par un enseignant, par un maire, par une association culturelle ou sportive. On voudrait nous vendre une potion miracle où tous les ingrédients se mélangent bien — le scolaire et le périscolaire, le parental et le professionnel, le local et le national — et qui aurait pour effet qu'on se tiendrait tous par la main en dansant la ronde sautillante du bonheur de l'enfant, tous unis pour son épanouissement… mais en réalité chacun tente de doser différemment la potion. Car derrière l'intérêt de l'enfant, il y a, plus ou moins bien cachés, les intérêts d'un peu tout le monde. Les collectivités veulent davantage de contrôle et de pouvoir sur l'école. Les fédérations de parents (surtout leurs dirigeants) veulent mettre leur nez partout et devenir des « acteurs » incontournables du système éducatif, à égalité avec les professeurs2. L'État, si possible, veut montrer qu'il s'active pour ne pas se prendre une trop grosse rouste aux prochaines élections. Le ministre veut faire une réforme qui puisse faire bien dans son CV3. Le prof veut de l'argent (ça fait pas mal de temps que son traitement ne suit plus l'inflation) et ne pas travailler davantage qu'avant. Les associations de tout poil ne veulent pas qu'on leur bouffe leurs créneaux horaires, et souhaitent rentrer dans les salles de classe. Les patrons veulent que le tourisme se porte mieux. Le chronobiologiste veut faire croire qu'il exerce un véritable métier, et non un avatar de la profession d'astrologue à la cour.
Voilà donc l'intérêt de l'enfant, que tout le monde prétend soutenir — et certains sont probablement sincères au milieu d'une bonne bande de gros hypocrites — relégué au second, troisième, quatrième plan. Que faut-il à l'enfant pour réussir sa vie ? Quels enseignements ? Quelles connaissances ? Quelle pédagogie ? En quelle quantité ? Enseignée par quels personnels ? Formés comment ? Ce sont toutes ces questions que l'on ne pose pas, et pourtant ce sont elles qui, en réalité, dessinent ce qui peut le plus se rapprocher d'un « intérêt de l'enfant ». Je comprends que certains collègues aient la pancarte facile quand on voit qu'on se moque complètement de la question de l'école ou de celle du savoir pour privilégier celle de la garderie, car après tout, scolaire et périscolaire, quelle différence ? Tant que ça se quantifie en heures et en euros, finalement, c'est la même chose, non ?
Comment, en parlant des rythmes, on en oublie la musique
Comment en est-on arrivé là ? Ce serait fort long de tout reprendre depuis le début, mais un angle d'attaque me semble intéressant : celui des « rythmes scolaires ». Voilà l'une des plus belles impostures scientifiques de ces dernières décennies. Il paraîtrait que la fin d'après-midi est un moment privilégié pour la transmission des connaissances (j'ai même lu chez un chronotruc que le vendredi aprèm, c'était un créneau d'enfer !) Que les rythmes de nos rejetons du XXIe siècle doivent être calqués sur de pseudo-rythmes naturels, existant de tout temps dans le grand cycle de mes fesses de l'existence humaine, de Néanderthal jusqu'au Kévin plus trop Sapiens Sapiens. Arrêtez tout, bourreaux d'enfants ! Vous épuisez nos maternelles, éreintez nos primaires, disloquez nos collégiens et saturez nos lycéens. 6 heures de cours par jour en CM1, c'est trop ! On le sait, c'est prouvé, y'a pas à discuter, peu importe si vos grands parents avaient 30 heures de cours par semaine en primaire, eux4, et si vous-même en avez connu 26 ou 27. Là, 24, c'est bien le maximum, et même que l'UNSA et le SNUipp disent qu'en fait le bon chiffre, c'est 23 heures ! Ça, c'est dans l'intérêt de l'enfant5 !
Il en va de même pour le rythme de l'année ! C'est connu, l'enfant Cro Magnon enchaînait 7 semaines de cours et 2 semaines de repos, et Lucy n'avait que 6 semaines de grandes vacances, et ça, c'est la grande vérité rythmique éternelle de l'homme ! Peu importe, semble-t-il, que ceux qui défendent le dogme du « 7+2 » encensent par ailleurs la Finlande, dont le calendrier n'a rien, mais alors là rien à voir avec leur idéal, puisque les grandes vacances y font près de deux mois et demi : on n'est pas à une contradiction près dans l'idéologie du progrès des rythmes scolaires.
On l'aura compris : tout ça, c'est du vent, et les « rythmes scolaires » sont un cache-misère pour ne pas trop avoir à faire un bilan objectif de l'état de notre École, de peur de découvrir enfin — quelle surprise — qu'elle dysfonctionne sévère. Il m'a toujours semblé que l'intérêt de l'enfant était avant tout de pouvoir mener plus tard une vie libre et heureuse en s'appuyant sur un esprit critique qu'il aura pu construire grâce à des connaissances et à une culture solides. Qu'il devienne président de la République ou garagiste, ensuite, peu importe finalement, tant qu'on lui a donné la possibilité de développer le plus loin possible son potentiel et de choisir en toute connaissance de cause, et ce quel que soit son milieu social de départ. Le problème aujourd'hui, c'est que ce sont toujours les mêmes qui deviennent président de la République, et toujours les mêmes qui deviennent garagistes. Et là, croyez-m'en : les réformes des rythmes scolaires n'y changent rien, surtout quand elles consistent à chaque fois à donner un peu moins d'heures de cours. Tant mieux pour ceux qui sont aidés et soutenus par un contexte familial et culturel favorable : leur avance sur les autres s'accroît sans qu'ils aient à lever le petit doigt. Quant à ceux qui n'ont pas la même chance, c'est au nom de leur bien-être qu'on réduit chaque fois davantage leurs chances d'ascension sociale.
Je vous avais bien dit que c'était à vomir.
1. Je la rappelle car ma tendance à la logorrhée fait que le lecteur moyen a pu l'oublier : « qu'est-ce que l'intérêt de l'enfant ? »
2. Voire au-dessus. Après tout, qui mieux qu'un parent sait ce qui est le mieux pour son enfant, hein ?
3. Le genre de réformes où, voulant faire plaisir un peu à chacun, il parvient à mécontenter tout le monde à l'arrivée.
4. Et certains ont réussi à survivre, on se demande vraiment comment !
5. Nul doute que si on passait effectivement à 23 heures, ils auraient tôt fait de dire que l'intérêt de l'enfant, c'est 22 heures. On aurait presque envie de voir jusqu'à quel chiffre ils oseront descendre…