Billet polémique et las
On voudrait notre peau qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Et le pire, c'est qu'on va l'avoir. J'aime beaucoup mon métier. Je lui connais des avantages non négligeables : la célèbre sécurité de l'emploi, un salaire correct, l'organisation assez libre de mon temps de travail, le plaisir de faire une profession intellectuelle, le contact humain, le fait d'être peu ou prou mon seul maître.
Nous sommes en train de tout perdre.
La sécurité de l'emploi ? Il se murmure que bon, la fonction publique, ça pourrait bien finir par ne concerner que les missions régaliennes, et que l'Éducation Nationale n'en fait peut-être pas partie. On pourrait adapter un peu le statut, créer un nouveau corps ni tout à fait public ni tout à fait privé. Des perspectives à moyen terme qui ne sont pas très folichonnes… En attendant, on recrute de toute manière à tour de bras à Pôle Emploi.
Un salaire correct ? Plus aujourd'hui. La seule chose qui augmente, c'est le niveau de recrutement… bac +3, bac +4, bac +5 : on étudie + pour gagner moins. D'autres que moi ont étudié l'évolution du pouvoir d'achat des professeurs : ce serait à hurler de rire si ce n'était pas si triste. Moi, j'habite à Paris car j'ai une situation personnelle qui le permet (comprenez : je suis un bourgeois nanti). Mais ce serait absolument inconcevable que je pusse louer quoi que ce fût d'autre qu'une garçonnière avec ma profession intellectuelle de fonctionnaire de catégorie A (la plus haute) et de niveau BAC +5 avec concours si je n'avais mes privilèges de classe (honteux, cela va de soi). Quand un(e) collègue va corriger un examen, elle perd de l'argent pour faire garder son gamin, puisque surveiller un enfant est quand même nettement mieux rémunéré que de trimer sur un examen national demandant de véritables compétences disciplinaires. Le SMIC horaire pour le Brevet des collèges, on n'est pas près de l'avoir ; et si tu pensais que l'État avait prévu de te payer pour le temps supplémentaire que tu passes à préparer tes Troisièmes à l'épreuve d'Histoire des arts1 (avant de venir jouer le membre de jury écoutant religieusement une analyse sur Le Sacre du printemps alors que tu es prof d'EPS), tu t'es mis le doigt dans l'œil jusqu'au gros orteil. Au fait, cher collègue, ton avancement va prendre quelques années dans l'aile avec la réforme de ton évaluation : tu avais prévu d'atteindre le dernier échelon en20 ans en passant tout au grand choix2 ? Table plutôt sur 25, maintenant. Tu comprends, il faut faire des économies, et comme cela ne se fait pas de te dire que l'on te baisse ton salaire, on te dit qu'on te l'augmente, on ne le fait pas, et on ralentit ta progression. Magie magie !
L'organisation assez libre du temps de travail ? Alors là, c'est bientôt fini. Temps de réunion (pour savoir par exemple quelle matière aura droit cette année d'avoir des manuels conformes à son programme, et quelle matière devra encore s'en passer, car la subvention est étique), heures de concertation, travail en équipe, blabla institutionnel, soutien, activités pâte à modeler : tout cela va bientôt arriver dans nos emplois du temps. Ceux qui disent que la chose ira de pair avec une baisse du temps devant élèves et une hausse du traitement sont au mieux de doux rêveurs, au pire de sales menteurs. Tu pensais transmettre un savoir en biologie, discipline que tu as étudiée avec application ? Va plutôt faire un module d'histoire des arts en salle 47 avant la réunion sur l'organisation du cycle de conférences du trimestre (sur le Slam, les peuplades inuites ou le brossage des dents, probablement). Ensuite, tu aideras Cléonte et Élise à faire leurs devoirs d'anglais et à réviser leur leçon de géographie développement durable. Tu n'y connais rien ? C'est pas grave, tout le monde peut le faire, on te dit.
Le plaisir de faire une profession intellectuelle ? Mais on est en voie de la désintellectualiser, la profession. Par tous ces temps, toutes ces « activités » où l'on nous demande de faire tout autre chose, déjà, tout autre chose que l'on ne maîtrise pas. Par le recrutement, ensuite. Vu l'attractivité du métier, seuls les fous ou les incompétents vont finir par le passer, le concours (ou par être recrutés directement dans une pochette surprise via Pôle Emploi), les gens intelligents ayant sagement décidé d'envisager n'importe quel autre métier ou de fuir en Papouasie. Et donc on met en place des banques de données de cours, souvent ni faits ni à faire, usant et abusant des inénarrables TICE3, et vas-y camarade, pioche dedans et arrête de penser. On fait ça depuis pas mal de temps dans certaines académies : on diligente une poignée de profs pour faire les cours, on les met sur le net, et on demande aux autres d'enseigner ce qui est écrit. Quelques uns penseront (ceux qui penseront « comme il faut », bien entendu), et beaucoup exécuteront. Charmant programme.
Le contact humain ? La chaleur humaine, étouffante, oui. Aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain monte le prix du beurre fondent nos effectifs, et cela se traduit soit par des classes plus chargées, soit par l'absence de prof devant les dites classes. Et qu'on ne me parle pas du bon vieux temps où il étaient 40 par salle avec un vieux poële à bois : s'il y a bien une chose sur laquelle je suis d'accord avec mes pires ennemis, c'est que la société a changé. Beaucoup d'enfants ne nous respectent plus, ne sont pas éduqués, savent vaguement lire et à peine écrire. Obtenir le silence est souvent un tour de force. Dans certains établissements joliment appelés « sensibles », ne pas se faire insulter relève de la gageure. Tout parent en colère est un danger pour votre image. Votre chef est parfois votre pire ennemi, et, ça tombe bien, bientôt, c'est lui seul qui vous évaluera.
Le fait d'être peu ou prou mon seul maître ? Mais nous ne maîtrisons plus grand chose. Votre supérieur vous a dans le nez, il peut vous massacrer menu. La vie scolaire déraille, et c'est vous qui êtes foutu à l'arrivée. Un parent veut votre peau ? Dans un certain nombre de cas, il l'aura.
Et face à tout cela, que faisons nous ? Pas grand chose. Nos syndicats sont divisés et impuissants, disons-le, quand certains ne sont pas tout simplement complices d'une partie de ces évolutions. Et que pouvons nous faire ? À peu près rien. Nous regardons passer les réformes, allons gueuler 3/4 fois dans la rue pour rappeler qu'on n'est pas d'accord et nous faire mal voir de l'opinion publique, pour qui le prof est assez curieusement encore cet être qui bosse 18 heures par semaine, qui est toujours en vacances (y compris sûrement quand il est absent), qui a « la sécurité de l'emploi » et qui en + ose se plaindre, le con ! Ah mais ma chère amie lectrice du Figaro4, il faut leur faire payer tous ces privilèges, à ces ordures, à ces profiteurs. En fait, la réalité du prof aujourd'hui, c'est plutôt cela : une personne qui se demande dans quoi elle est tombée (ou comment elle en est arrivée là, si elle est dans la maison depuis un petit moment), qui voit chaque année sa charge de travail augmenter (bientôt sur vos TNI5, chers collègues, deux à trois semaines de + en juillet/août… Et ceux qui espèrent que cela ira de pair avec une hausse de la rémunération ou une baisse du temps de travail hebdomadaire, ha ha ha !), son temps de réunion exploser, son pouvoir d'achat s'éroder, ses conditions de travail se dégrader, son état de nerf empirer, son envie de faire autre chose de sa vie s'amplifier. Elle ne demande pas la lune, cette personne : elle demande juste de faire son travail dans des conditions décentes, avec suffisamment d'heures par classe pour pouvoir faire réellement progresser les élèves en s'appuyant sur des programmes sérieux et solides, et sans que le premier venu qui n'y connaît rien puisse lui dire comment elle doit procéder. Bientôt dans vos établissements, chers collègues, les méthodes managériales de France Télécom, avec des contrats d'objectifs, des évaluations sur bilans chiffrés, des « indicateurs », des autoévaluations délétères sur les « 10 compétences du professeur » et des bonnets d'âne pour ceux qui mettent des notes trop basses ! Sachant que notre taux de suicide est déjà bien supérieur à celui de France Télécom, justement, on peut imaginer que le résultat va être cocasse.
Et en avant pour des lendemains qui chantent !
1. Mais si ! celle sur laquelle tu as planché pendant 10 réunions, avant qu'une circulaire impromptue ne sorte brusquement en cours d'année pour 1) réduire tout ce travail à néant et 2) t'obliger à refaire 10 réunions pour la prendre en compte.
2. Désolé pour les non initiés. Pour faire vite, il y a trois rythmes d'avancement pour un professeur. Le projet actuel de réforme de l'évaluation des professeurs ralentit considérablement la vitesse de progression. Pour les trois.
3. Tout ce qui clignote, que tu n'as pas focément à disposition dans ta salle, et qui ne marche plus quand y'a panne de courant.
4. Toute personne ayant déjà lu les commentaires d'un quelconque article au sujet des professeurs sur le site du journal comprendra parfaitement de quoi je veux parler.
5. Tableau Numérique Interactif. Le nec plus ultra des TICE (bientôt obsolète et remplacé par la tablette tactile).