À droite : homme comprenant un message oral pour réaliser une tâche1
La dernière fois, nous avions vu que la maîtrise de la langue française passée à la moulinette des compétences risquait de mener à des choses étranges. Mais cela n'est rien à côté de ce que vivent déjà aujourd'hui nos collègues professeurs de langues vivantes. Sonnez tambours, roulez trompettes2, voici sous vos yeux ébahis, merveilleux lecteurs et fantastiques lectrices…
Compétence n°2 : descripteurs, postes frontaliers et sécurité routière
Ne vous fiez pas à mon titre : il s'agit bien d'étudier une langue vivante, ici. Mais dès le préambule, on frissonne devant un monstre étrange et inconnu qui semble nous observer dans l'ombre :
« L’attestation est renseignée par le professeur de la langue vivante étudiée choisie par l’élève en s’appuyant sur les descripteurs de capacités du niveau A2 dans le respect des programmes d’enseignement qui définissent le cadre des savoirs culturels, lexicaux, grammaticaux et phonologiques. »
Diantre ! Les « descripteurs de capacités du niveau A2 » ! Mais qu'est-ce que c'est que cette bestiole-là ? Alors en gros, chers néophytes de l'enseignement des langues vivantes nouvelle formule, on a construit un joli cadre européen — le CECRL3 — présentant les différents niveaux de compétence en langue vivante, depuis le A1 (babillage) jusqu'au C2 (thèse sur le tragique chez Shakespeare, le jardinage chez Goethe ou la force du vent dans Don Quichotte4). Et afin de savoir si vous êtes plutôt A2 ou B1, on vous a concocté tout un tas de « descripteurs » qui indiquent ce que vous êtes censés savoir faire. Rassurez-vous, point n'est question de la maîtrise des verbes irréguliers, de l'ordre des différentes parties du verbe dans la subordonnée allemande ou de l'emploi correct de "I wish", comme on va le voir.
Tout d'abord, il s'agit de « Réagir et dialoguer », ce qui se traduit en A2 par « Interagir de façon simple avec un débit adapté et des reformulations ». Et pour juger de la chose, on va mettre en place des tâches5 ! Car sachez-le : en langue vivante, hors de la tâche, pas de salut. On fera « passer un poste frontalier » à l'élève pour vérifier s'il peut passer en fraude de la drogue décliner son identité. Afin d'arriver au dit poste frontalier, on pourra « préparer […] un voyage virtuel », et au retour, on en profitera pour « échanger sur une recette de cuisine » d'un plat virtuellement local. Notez que le contenu grammatical de l'échange est réduit ici à sa plus simple expression : « Il sait utiliser les formes verbales pour parler du présent et du passé, les pronoms personnels sujets et les pronoms possessifs. » Le futur, on verra un autre jour. Enfin, si on est en panne de tâches, il ne restera qu'à « se lancer dans un projet » : ça marche toujours, les projets, surtout quand on ne les définit pas avec trop de précision.
Une fois qu'on aura bien réagi et dialogué, on pourra alors « Écouter et comprendre6». Au cas ou l'on n'ait pas encore bien compris le fonctionnement du schmilblick, il s'agira évidemment de « Comprendre un message oral pour réaliser une tâche ». Cher collègue, pourquoi ne pas « repérer sur des vignettes les jeux ou sports dont l’enseignant cite les règles (idem pour des recettes de cuisine) » ? Voilà qui promet des compréhensions orales fascinantes sur les règles du curling ou la bonne manière de monter des blancs en neige. À moins que vous ne préfériez faire « choisir parmi plusieurs illustrations le thème ou le sujet de messages téléphoniques, d’annonces publicitaires, de messages de prévention ». Cher tâcheron, le message que tu viens d'entendre concernait-il la lutte contre le SIDA (entoure le ruban rouge), les 5 fruits et légumes par jour (entoure la pomme) ou la nécessaire pratique régulière d'une activité sportive (entoure la paire de béquille le p'tit bonhomme qui nage le papillon) ? Rassure-toi : on ne te demande pas d'avoir compris ce qu'on racontait : on veut juste que t'entoures le thème.
Il s'agira ensuite de « Parler en continu », mais rien ne garantit que ce qu'on dira sera intéressant. Il faudra « Présenter un projet », pour changer. Exceptionnellement, on détaille un peu ce qu'on attend sur le plan grammatical : « L’élève utilise un vocabulaire suffisant mais restreint pour décrire quelque chose sous forme d’une simple liste de points, raconter un événement dans un ordre chronologique ou fournir une explication simple. Il mobilise les structures et les formes verbales adéquates (dont le passé), utilise la 3e personne du singulier et du pluriel, les possessifs et les comparatifs, les repères spatiaux, les articulateurs les plus fréquents pour relier des énoncés ». Ça nous promet des grands moments de « and » et de « but » (respectivement de « und » et de « aber » / de « y » et de « pero ») ; quant aux autres personnes de conjugaison et aux explications réellement articulées (c'est beau d'apprendre des « articulateurs » quand au final on utilise « une simple liste de points »), elles peuvent aller se rhabiller. Mais dans le cadre de quelles tâches pasionnantes va-t-on mettre tout cela en œuvre ? Mais dans le cadre d'une « émission de radio » ou d'un « reportage fictif », bien sûr ! On pourra aussi « raconter une histoire drôle » (voilà qui va rendre l'ambiance du cours d'allemand tellement plus trop top sympa !) ou « annoncer un changement d'école » (« That is why I will go to the private sector so as to learn English properly »).
Mais l'article touche à sa fin et nous n'avons toujours pas abordé deux compétences tout à fait secondaires et reléguées en fin de livret : « Lire » et « Écrire ». Pas d'inquiétudes à avoir : lire se résume à « Comprendre le sens général de documents écrits » — prospectus, signalétique urbaine, 4e de couverture d'une bande-dessinée… On ne lira pas le conte en entier, mais on se contera de l'« identifier » en tant que conte et de le distinguer du règlement ou de l'article de journal. On pourra également « apparier des panneaux de signalisation avec des consignes de sécurité routière » : c'est toujours ça de pris pour valider les compétences citoyennes. Pour ce qui est de l'écriture, on enrichira des blogs fictifs et on remplira des formulaires.
En conclusion, c'est à se demander si on apprend vraiment une langue par cette méthode. On le saura dans une dizaine d'années, une fois que les élèves soumis à ces pédagogies innovantes passeront leur bac sous forme d'un QCM sur la sécurité routière anglaise (n'oubliez pas : "left", c'est gauche !) agrémenté d'une rédaction où il s'agira d'envoyer un courriel aux impôts pour décrire sous forme d'une liste de points simples la situation financière de son ménage.
Ah oui ! Dernier point ! Le niveau A2, qui est à valider en fin de 3e pour l'obtention du Socle Commun, correspond dans les programmes au… niveau de fin de 5e. Le niveau monte, on vous dit !
1. Un item validé gratuitement si vous avez repéré la faute de frappe sur l'image à la première lecture !
2. Application du socle de compétences à l'Éducation musicale.
3. Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues. Comme ça, tout le monde il apprend de la même façon pourrie ! Pas de discrimination !
4. Que mes collègues qui enseignent l'italien, le russe, l'arabe, le chinois, etc. me pardonnent.
5. La pédagogie de la tâche — ou pédagogie actionnelle — est le dernier avatar en date du constructivisme mâtiné pour l'occasion d'idéologie libérale tendance « main d'œuvre adaptable et docile ». Cette pédagogie « considère avant tout l'usager et l'apprenant d'une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l'intérieur d'un domaine d'action particulier. Si les actes de paroles se réalisent dans une activité langagière, celles-ci s'inscrivent elles-mêmes à l'intérieur d'actions en contexte social qui seules leur donnent leur pleine signification". » (je cite ici Manfred Overmann, didactico-pédagogo devant l'éternel, à qui l'on doit également des fiches pédagogiques pour exploiter des chansons d'Hélène Ségara ou de Pascal Obispo — rien n'arrête un spécialiste en sciences de l'éducation).
6. Je présente les domaines dans l'ordre véritable : on a réellement mis « Réagir » avant « Écouter »…